Marthe et Marie (Luc 10,38-42)
« Tandis qu’ils vont, il entre dans un village et une femme du nom de Marthe l’accueille dans sa maison. Elle a une sœur nommée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. »
Un point de passage obligé que cette histoire, un pont aux ânes de la prédication. Cinq versets, trois personnages, deux sœurs, une maison. Une scène en deux répliques : une intervention de Marthe qui trouve que sa sœur ne l’aide pas assez à préparer le repas, une réponse de Jésus.
Nous sommes devant ce qu’un maître de la science du Nouveau Testament a appelé un « apophtegme biographique » ! Apophtegme : parole mémorable exprimée de façon concise. Biographique : car le récit qui enchâsse le « dit » nous parle de Jésus, de sa manière de cheminer, de ses fréquentations...
On entre donc, on s’aventure. Ou l’on croit s’aventurer ; car il y a l’exégèse et il y a l’histoire de l’exégèse. Pas une page de la Bible qu’on lise seul. Vous ouvrez le Livre et quelque chose comme un inconscient collectif se met en branle. Les textes évoquent traditions, discussions, émotions. Celui-ci a tout un passé.
Rémy Hebding écrit dans le bulletin de Villemétrie d’octobre 1980 : « L’exégèse traditionnelle a souvent utilisé le récit de Marthe et Marie [...] pour justifier la vie monastique exempte de la quotidienneté des travaux du monde. La bruyante et active Marthe y est opposée à la silencieuse et contemplative Marie. Or, dès les premiers siècles Ambroise de Milan, commentant le texte, insiste sur la nécessaire exemplarité des deux rôles. »
Charles L’Eplattenier, dans sa Lecture de l’évangile de Luc écarte tout cela d’un revers de main. « Laissons les applications sérieuses ou fantaisistes que l’on a souvent brodées autour des deux figures opposées de Marthe et Marie. »
Il écrit cela en 1982. Où en était-on il y a trente ans ? Une attention plus fine avait été portée au personnage de Marie. Ni moniale, ni contemplative, ni modèle de prière, Marie était d’abord celle qui écoute. « Ce n’est pas en œuvrant qu’on devient chrétien mais en écoutant. » (Luther)
Surtout quand l’homme qu’il faut écouter est l’envoyé de Dieu. Ce n’est pas le moment de s’agiter. « Femmes, si Dieu venait, vous rangeriez Dieu-même », s’est écrié un jour Péguy en un alexandrin non exempt de misogynie – comme si les femmes avaient le monopole des activités de rangement de Dieu. Mais c’est vrai que Marthe n’est pas à la hauteur. Jésus est là, dans sa maison, peut-être à son invite. Un événement dans l’existence monotone des deux sœurs. Pourquoi Marthe donne-t-elle l’impression d’avoir besoin de s’en protéger ?
Ainsi prenait forme une lecture possible. Le travail, le service, l’entraide, la diaconie n’étaient nullement dévalués. Mais il y a un temps pour tout. Un temps pour parler et un temps pour se taire. Un temps pour écouter et un temps pour s’inventer une vie neuve après l’écoute. Il n’y a pas d’action juste qui puisse faire l’économie de l’écoute. C’est en gros ce que je prêchais il y a trente ans. De l’art de pratiquer, en toute bonne foi, une lecture biblique asexuée...
Comment ne pas se détourner d’un texte dont la signification est à ce point ressassée ? Quand la clé qui l’ouvre, c’est le passe-partout de la sagesse des nations : « Il y a un temps pour tout. » (l’Ecclésiaste)
Et puis, un jour, la Bible s’ouvre d’elle-même à la page interdite. En quelques secondes, on prend conscience qu’on était passé à côté de l’essentiel. La pointe de ce passage, ce n’était pas la parole de Jésus, mais le fait qu’elle fût adressée à une femme.
Joie de la découverte : un vieux texte brille d’un éclat neuf. Joie partagée. D’autres, autour de moi, découvraient la même chose que moi. C’est, disait l’un, le texte le plus féministe du Nouveau Testament. Un autre écrivait : dans ce court passage, Luc nous donne « le récit fondateur de la mission confiée aux femmes ».
Je n’avais fait qu’accrocher une vérité qui était dans l’air. La conscience collective, cédant lentement à la poussée du mouvement des femmes, accueillait un sens qui était en attente.
Revenons à Marie. Elle a fait quelque chose qui n’est pas ordinaire pour une femme de son temps. Se faufilant au premier rang de ceux qui font cercle autour du rabbi, elle s’est assise à ses pieds. Il me plaît d’imaginer qu’elle n’a mis à cela aucune ostentation. Marie, c’est l’audace des timides. Elle a compris que se jouait là une partie qui la concernait. Ce que dit Jésus, cette parole qui ouvre l’horizon, ce n’est pas seulement une affaire d’hommes. Apprendre, oui. Comme ces femmes du XIXe siècle auxquelles Jules Ferry ouvrira les écoles « pour donner aux hommes républicains des compagnes républicaines ». Écouter cet homme qui proclame un Évangile ouvert à tous, aux femmes comme aux hommes.
Je ne me laisserai pas impressionner par les séduisantes analyses de Françoise Dolto – qui voit en Marie un cas patent de fixation et de régression orale. (L’Évangile au risque de la psychanalyse, Delarge, 1977). « Cette orante, cette orale », écrit-elle dans un calembour digne de Lacan. Marie n’a rien d’une orante. Elle ne prie pas. Elle boit les paroles de Jésus. Et alors ? À qui la faute si elle n’est encore, culturellement parlant, qu’un nourrisson. Jésus n’a pas donné en exemple un comportement infantile.
Marie n’est ni la première ni la dernière qui s’assied aux pieds d’un maître. C’est dans cette position que maître et élève communiquaient à l’époque. C’est dans cette posture que Paul a reçu l’enseignement de Gamaliel – et qu’il est devenu un maître à son tour. « Marie a choisi la bonne part qui ne lui sera point ôtée », dit Jésus. Il fait d’elle sa disciple.