Tout mouvement exige un moteur suprême [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]
Mais il faut faire un pas de plus. Si tout mouvement corporel ou spirituel exige un moteur, est-il nécessaire qu'il ait un moteur suprême ?
Plusieurs philosophes ont pensé, comme Aristote, qu'il peut y avoir une série infinie de moteurs accidentellement subordonnés dans le passé, par ex. que la série des générations animales n'a pas eu de commencement, qu'il n'y a pas eu une première poule, ni un premier œuf, mais que toujours, sans commencement, il y a eu des poules qui ont donné des œufs, et que le mouvement circulaire du soleil n'a pas commencé et ne finira pas.
L'évaporation de l'eau des fleuves et de la mer aurait toujours formé la pluie, sans qu'il y ait eu une première pluie.
Nous chrétiens, nous tenons par la Révélation que le monde a commencé, qu'il a été créé, non de toute éternité,
non ab æterno, mais dans le temps. C'est un article de foi défini par les Conciles.
Mais précisément parce que c'est un article de foi, et non pas seulement un des préambules de la foi, saint Thomas tient qu'on ne peut démontrer par la seule raison que le monde a commencé (I
a, q. 46, 2). Et pourquoi cette vérité dépasse-t-elle les forces naturelles de notre intelligence ? Parce que ce commencement dépend de la libre volonté de Dieu. S'il l'avait voulu, Dieu aurait pu créer le monde dix mille ans plus tôt, cent mille ans plus tôt, des milliards d'années plus tôt, et toujours plus tôt, sans qu'il y ait un premier jour du monde, mais seulement une dépendance du monde à l'égard du Créateur, comme l'empreinte du pied dans le sable dépend du pied et n'aurait pas commencé si le pied avait été toujours là.
Il ne semble donc pas impossible, dit saint Thomas, que le monde ait toujours existé, dans la dépendance de Dieu créateur, bien que la Révélation nous apprenne que de fait il a commencé.
Mais si la série des moteurs accidentellement subordonnés dans le passé peut être infinie et n'exige pas nécessairement un premier dans le temps, il n'en est pas de même de la série des moteurs nécessairement et actuellement subordonnés à l'instant présent. Ici il faut arriver à un moteur suprême actuellement existant, qui n'ait pas seulement donné une impulsion à l'origine du monde, mais qui meuve tout maintenant.
Par, exemple la barque porte le pêcheur, les flots portent la barque, la terre porte les flots, le soleil attire la terre, un centre inconnu attire le soleil. Mais après ? On ne peut aller ainsi à l'infini dans la série des causes actuellement subordonnées. Il faut une cause efficiente première et suprême, non pas seulement dans le passé, mais dans le présent, et il faut que cette cause suprême agisse, influe actuellement, sans quoi les causes subordonnées, qui n'agissent que mues par une autre, n'agiraient pas.
Vouloir se passer d'une source, c'est dire qu'une montre peut marcher sans ressort, pourvu qu'elle ait une infinité de roues. Peu importe que la montre ait été remontée mille fois, cent mille fois et même toujours dans le passé, mais ce qui est nécessaire, c'est qu'elle ait un ressort. De même peu importe que la terre ait commencé à tourner autour du soleil, mais ce qui est nécessaire, c'est que actuellement le soleil l'attire, et que le soleil lui-même soit attiré par un centre supérieur actuellement existant. En fin de compte il faut arriver à un premier moteur qui agisse par soi, et non pas par un autre plus élevé. Il faut arriver à un premier moteur qui puisse rendre pleinement compte de l'être même ou de la réalité de son action.
Mais celui-là seul peut rendre compte de l'être de son action, qui de soi la possède non seulement en puissance, mais en acte, et qui par conséquent EST son action même, son activité même, qui est la Vie même, au lieu de l'avoir reçue. Un pareil moteur est absolument immobile, en ce sens qu'il a déjà par soi ce que les autres acquièrent par le mouvement ; il est par conséquent ESSENTIELLEMENT DISTINCT de tous les êtres mobiles, corps ou esprits. Et c'est déjà la réfutation du panthéisme : Dieu ne saurait se confondre avec le monde, car Dieu est immuable, et le monde est en perpétuel changement, et c'est ce changement même qui requiert un Premier moteur immobile, qui soit son action même de toute éternité, au lieu d'être passé de la puissance à l'acte, et qui par suite soit l'Être même, car l'agir suppose l'être, et le mode d'agir suit le mode d'être :
Ego sum Dominus et non mutor (Mal., III, 6). Il est faux que tout passe et que rien ne demeure, que tout soit inconsistant et qu'il n'y ait rien de stable. Il faut un premier moteur absolument immobile.
Nier la nécessité d'une cause suprême, ce serait soutenir que le mouvement s'explique par lui-même, qu'un mobile peut passer par lui-même sans moteur de la puissance à l'acte, qu'il peut se donner l'acte, la perfection nouvelle qu'il n'a pas. - Vouloir se passer d'une cause suprême, c'est prétendre, comme on l'a dit, « qu'un pinceau peut peindre tout seul pourvu qu'il ait un très long manche ». C'est toujours soutenir que
le plus sort du moins.
On peut prendre un autre exemple dans l'ordre du mouvement spirituel, pour montrer qu'il faut un moteur suprême, non pas seulement dans le passé, mais dans le présent.
Notre volonté commence à vouloir certaines choses, par ex. : un malade veut faire appeler le médecin. Pourquoi ? Parce que d'abord il veut guérir, et parce que la guérison est un bien. Il a commencé à vouloir ce bien, et ce vouloir est un acte distinct de sa faculté volitive ; notre volonté n'est pas de soi un acte éternel d'amour de bien ; elle ne contient son premier acte qu'en puissance, et lorsqu'il apparaît il est en elle quelque chose de nouveau, une perfection nouvelle. Pour trouver la raison d'être dernière de ce devenir, de la réalité même de ce premier acte de vouloir, il faut remonter à un premier moteur des esprits et des volontés, et à un premier moteur qui n'ait pas reçu l'influx pour agir, qui agisse sans qu'il lui ait été donné d'agir ; à qui on ne puisse dire : « Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? » Il faut arriver à un premier moteur qui soit son activité même, qui agisse uniquement par soi, et qui par conséquent existe par soi, car l'agir suppose l'être et le mode d'agir suit le mode d'être.
Seul l'Être même, qui seul est par soi, peut rendre compte en dernière analyse de l'être ou de la réalité d'un devenir, qui n'est pas par soi.
L'existence du premier moteur, ne s'impose-t-elle pas à nous, quand nous trouvant en face d'un grand devoir à accomplir coûte que coûte sans tarder, par exemple pour sauver une famille ou une patrie, nous sentons profondément notre faiblesse, notre impuissance, pour passer à l'acte ? Ce qu'il faut alors ce ne sont pas des mots, c'est un acte. Et qui donc nous fera passer de la puissance à l'acte, sinon Celui-là seul qui nous a donné une volonté et qui peut la mouvoir parce qu'il est plus intime à elle qu'elle-même ?
De même notre premier acte d'intelligence, soit au début de notre vie intellectuelle, soit le matin au réveil, suppose une première impulsion de l'Intelligence suprême, sans le concours de laquelle nous ne pourrions rien penser. Cette impulsion qui passe inaperçue chez beaucoup, devient parfois éclatante dans ce qu'on appelle les éclairs de génie. L'homme de génie lui-même participe seulement à la vie intellectuelle. Il y a part. Et tout ce qui est par participation dépend de ce qui est par soi et non par un autre.
L'existence du premier moteur des intelligences ne s'impose-t-elle pas à nous lorsque, ne parvenant pas à voir dans une grave situation où est pour nous le devoir, nous nous recueillons au plus intime de nous-mêmes, et que finalement la lumière se fait ? Comment sommes-nous passés de la puissance à l'acte, sinon par le secours de Celui qui nous a donné l'intelligence et qui seul peut l'enrichir d'une lumière nouvelle ?
Le premier moteur n'est donc en puissance à aucune perfection nouvelle, il est Acte pur, sans mélange d'imperfection. Il se distingue donc réellement et essentiellement de tout esprit limité, qui passe de la puissance à l'acte, de l'ignorance à la science, de tout esprit angélique ou humain. Et c'est là, on le voit de nouveau, une réfutation du panthéisme.